Le journaliste et chercheur franco-britannique Ben Judah détaille, dans un entretien au « Monde », les métamorphoses de l’Europe provoquées par l’immigration, le changement climatique et les bouleversements technologiques.
Mais l’Europe a toujours connu des vagues d’immigration…
Oui, mais les pourcentages étaient différents. En deux générations, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne sont devenus aussi divers que les Etats-Unis. En Allemagne, 18 % de la population est constituée d’immigrés aujourd’hui. C’est une transformation très profonde.
N’y a-t-il pas un risque à nourrir avec ce discours l’extrême droite et la théorie du « grand remplacement » ?
L’Europe se transforme, démographiquement, culturellement, ethniquement. Nier ce fait, influencé par l’immigration, le vieillissement de la population et l’économie des travailleurs bon marché reviendrait à laisser la discussion aux mains des tenants des théories du complot, qui imaginent que le remplacement des Européens autochtones serait orchestré par une sorte d’élite de l’ombre – presque toujours les juifs. Je voulais offrir un antidote à ce complotisme en montrant la réalité de cette transformation, et l’humanité de ceux qui arrivent. C’est pour cette raison que je raconte notamment l’histoire de Brico, qui vient de Côte d’Ivoire et a émigré à Briançon (Hautes-Alpes), après un voyage atroce à travers le Sahara et la Méditerranée, où il a perdu sa femme et sa fille. Cela nous en dit plus sur la place de l’Europe dans le monde que n’importe quel rapport du Quai d’Orsay ou du Foreign Office.
Autre grand changement : la technologie. Comment transforme-t-elle l’Europe ?
Nous vivons maintenant au cœur de l’algorithme. Toutes les histoires d’amour, les amitiés, les relations familiales sont modelées par ça. Des étudiants turcs et autrichiens en échange Erasmus qui tombent amoureux, se perdent de vue, puis se retrouvent grâce à Facebook et à Skype. Un Portugais est attiré par un site Internet d’immobilier pour refaire sa vie à la campagne, dans un endroit où il n’a jamais vécu. De vieux hôteliers suédois cherchent un remède à la solitude avec un site de rencontres en ligne… Je voulais montrer que les basculements de nos vies se jouent désormais à l’intérieur des algorithmes d’entreprises.
Les recoins de la société sont désormais des recoins d’Internet. Les Européens pensent souvent au monde souterrain comme des endroits dans une ville, une rue à l’arrière d’une gare par exemple, ou un quartier de prostitution. En fait, ces endroits sont en ligne. Je raconte l’histoire d’une adolescente lettone qui cherche désespérément à financer ses études et qui se retrouve à s’exhiber sexuellement en ligne pour y parvenir. Ou celle d’un réfugié syrien qui veut être célèbre et tente de monétiser des likes dans le monde du porno. Aujourd’hui, ce monde souterrain est sur chacun de nos téléphones.
Quant au changement climatique, comment transforme-t-il la vie des Européens ?
J’ai fait ces reportages juste au moment où les Européens commençaient à ressentir cette catastrophe dans leur vie privée et personnelle. En Bourgogne, j’ai été profondément choqué par ce que les viticulteurs m’ont raconté. Aujourd’hui, les vendanges se déroulent un mois plus tôt qu’autrefois. Les grands vignerons cherchent à racheter des terrains au Japon, dans le nord de l’Angleterre, en Roumanie, en Patagonie, parce qu’ils savent qu’il y a de très grands risques que la Bourgogne, d’ici vingt ou trente ans, ne soit plus capable de faire le même vin.
Un ingénieur russe qui construit un port de gaz naturel liquéfié à Sabetta (dans la péninsule de Yamal, dans le Grand Nord) raconte comment les troupeaux de rennes en Arctique sont en train de mourir devant ses yeux à cause du changement climatique. D’un côté, cet homme se sent extrêmement fier d’avoir construit cette infrastructure dans des conditions qui rappellent le goulag, mais, de l’autre, il comprend qu’il est peut-être en train de détruire cet environnement.
Quelles conclusions politiques tirez-vous de ces transformations ?
D’abord, et c’est vraiment un point-clé, les élites européennes ou américaines ont tendance à dire que l’Europe est un musée où il ne se passe rien. Je pense que c’est une profonde erreur. En conséquence, l’Europe politique doit être honnête avec ses citoyens, dire qu’on est en train de vivre des changements profonds. Elle doit raconter une autre histoire de l’Europe, pas seulement celle du XX e siècle, qui commence avec l’esprit de François-Ferdinand flottant au-dessus de Sarajevo et se terminant avec la chute du mur de Berlin.
L’Europe du passé est celle des châteaux forts, des menhirs, des églises gallo-romaines… Celle du présent est celle de l’Union européenne, des accords commerciaux. Mais, pour moi, l’Europe est d’abord une communauté de destins, tournés vers l’avenir. Toutes les personnes dans mon livre, même si elles sont venues d’Afrique ou de Syrie, se considèrent comme européennes parce qu’elles y voient leur avenir. Il est important que les Européens pensent plus à l’avenir et construisent une identité politique dans ce sens.
En effet. Si tu veux construire une identité politique, il s’agirait de ne pas mettre les salaires des individus en concurrence de façon extra territoriale (travailleurs détachés payés au salaire du pays). Déjà avec ça, les prolos venant de différents pays arrêteraient de se regarder bizarrement, mais se considèreraient comme égaux, malgré leur origine.
C’est ça qui nourrit le complotisme celons lequel les élites trahissent les peuples.
Mais l’Europe a toujours connu des vagues d’immigration…
Oui, mais les pourcentages étaient différents. En deux générations, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne sont devenus aussi divers que les Etats-Unis. En Allemagne, 18 % de la population est constituée d’immigrés aujourd’hui. C’est une transformation très profonde.
N’y a-t-il pas un risque à nourrir avec ce discours l’extrême droite et la théorie du « grand remplacement » ?
L’Europe se transforme, démographiquement, culturellement, ethniquement. Nier ce fait, influencé par l’immigration, le vieillissement de la population et l’économie des travailleurs bon marché reviendrait à laisser la discussion aux mains des tenants des théories du complot, qui imaginent que le remplacement des Européens autochtones serait orchestré par une sorte d’élite de l’ombre – presque toujours les juifs. Je voulais offrir un antidote à ce complotisme en montrant la réalité de cette transformation, et l’humanité de ceux qui arrivent. C’est pour cette raison que je raconte notamment l’histoire de Brico, qui vient de Côte d’Ivoire et a émigré à Briançon (Hautes-Alpes), après un voyage atroce à travers le Sahara et la Méditerranée, où il a perdu sa femme et sa fille. Cela nous en dit plus sur la place de l’Europe dans le monde que n’importe quel rapport du Quai d’Orsay ou du Foreign Office.
Autre grand changement : la technologie. Comment transforme-t-elle l’Europe ?
Nous vivons maintenant au cœur de l’algorithme. Toutes les histoires d’amour, les amitiés, les relations familiales sont modelées par ça. Des étudiants turcs et autrichiens en échange Erasmus qui tombent amoureux, se perdent de vue, puis se retrouvent grâce à Facebook et à Skype. Un Portugais est attiré par un site Internet d’immobilier pour refaire sa vie à la campagne, dans un endroit où il n’a jamais vécu. De vieux hôteliers suédois cherchent un remède à la solitude avec un site de rencontres en ligne… Je voulais montrer que les basculements de nos vies se jouent désormais à l’intérieur des algorithmes d’entreprises.
Les recoins de la société sont désormais des recoins d’Internet. Les Européens pensent souvent au monde souterrain comme des endroits dans une ville, une rue à l’arrière d’une gare par exemple, ou un quartier de prostitution. En fait, ces endroits sont en ligne. Je raconte l’histoire d’une adolescente lettone qui cherche désespérément à financer ses études et qui se retrouve à s’exhiber sexuellement en ligne pour y parvenir. Ou celle d’un réfugié syrien qui veut être célèbre et tente de monétiser des likes dans le monde du porno. Aujourd’hui, ce monde souterrain est sur chacun de nos téléphones.
Quant au changement climatique, comment transforme-t-il la vie des Européens ?
J’ai fait ces reportages juste au moment où les Européens commençaient à ressentir cette catastrophe dans leur vie privée et personnelle. En Bourgogne, j’ai été profondément choqué par ce que les viticulteurs m’ont raconté. Aujourd’hui, les vendanges se déroulent un mois plus tôt qu’autrefois. Les grands vignerons cherchent à racheter des terrains au Japon, dans le nord de l’Angleterre, en Roumanie, en Patagonie, parce qu’ils savent qu’il y a de très grands risques que la Bourgogne, d’ici vingt ou trente ans, ne soit plus capable de faire le même vin.
Un ingénieur russe qui construit un port de gaz naturel liquéfié à Sabetta (dans la péninsule de Yamal, dans le Grand Nord) raconte comment les troupeaux de rennes en Arctique sont en train de mourir devant ses yeux à cause du changement climatique. D’un côté, cet homme se sent extrêmement fier d’avoir construit cette infrastructure dans des conditions qui rappellent le goulag, mais, de l’autre, il comprend qu’il est peut-être en train de détruire cet environnement.
Quelles conclusions politiques tirez-vous de ces transformations ?
D’abord, et c’est vraiment un point-clé, les élites européennes ou américaines ont tendance à dire que l’Europe est un musée où il ne se passe rien. Je pense que c’est une profonde erreur. En conséquence, l’Europe politique doit être honnête avec ses citoyens, dire qu’on est en train de vivre des changements profonds. Elle doit raconter une autre histoire de l’Europe, pas seulement celle du XX e siècle, qui commence avec l’esprit de François-Ferdinand flottant au-dessus de Sarajevo et se terminant avec la chute du mur de Berlin.
L’Europe du passé est celle des châteaux forts, des menhirs, des églises gallo-romaines… Celle du présent est celle de l’Union européenne, des accords commerciaux. Mais, pour moi, l’Europe est d’abord une communauté de destins, tournés vers l’avenir. Toutes les personnes dans mon livre, même si elles sont venues d’Afrique ou de Syrie, se considèrent comme européennes parce qu’elles y voient leur avenir. Il est important que les Européens pensent plus à l’avenir et construisent une identité politique dans ce sens.
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En effet. Si tu veux construire une identité politique, il s’agirait de ne pas mettre les salaires des individus en concurrence de façon extra territoriale (travailleurs détachés payés au salaire du pays). Déjà avec ça, les prolos venant de différents pays arrêteraient de se regarder bizarrement, mais se considèreraient comme égaux, malgré leur origine.
C’est ça qui nourrit le complotisme celons lequel les élites trahissent les peuples.
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